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Les bouleversements politiques préoccupants aux États-Unis doivent nous rappeler l’importance de protéger l’état de droit et l’intégrité de nos institutions au Canada.

Le système correctionnel échappe souvent au regard du public, en raison de son opacité et de l’impopularité des personnes incarcérées. On dit sans cesse aux détenus qu’ils doivent assumer la responsabilité de leurs actes, alors que le système lui-même est rarement tenu de rendre des comptes.

En 2019, le gouvernement fédéral a modifié la législation afin de créer un nouveau mécanisme de reddition de comptes pour le Service correctionnel du Canada (SCC), dans le cadre d’une série de réformes. Pour la première fois, des décideurs externes indépendants (DEI) ont été chargés d’exercer une surveillance concernant les détenus transférés à des unités désignées pour des raisons de sécurité. L’objectif déclaré : mettre fin à l’isolement cellulaire.

Or, des données solides démontrent clairement que cet objectif est loin d’avoir été atteint. D’autres problèmes liés à la mise en œuvre de cette surveillance demeurent inconnus du public. Il est urgent de procéder à une révision complète et transparente de ce dispositif — notamment en évaluant la qualité et l’impact des décisions rendues, ainsi que la capacité des décideurs et décideuses à faire leur travail sans obstacle ni ingérences injustifiées.

Des réformes motivées par des violations de droits fondamentaux

Au moment de l’introduction de cette surveillance, les unités autrefois appelées « isolement préventif » ont été renommées « unités d’intervention structurée » (UIS). La loi impose désormais des normes pour garantir que les personnes détenues dans ces unités puissent sortir de leur cellule et bénéficier chaque jour de contacts humains, notamment grâce à des programmes et services.

Les DEI, nommés par le ministre de la Sécurité publique, évaluent les cas individuels lorsque leur compétence est déclenchée. Ils déterminent si les possibilités qu’un détenu a eu de sortir de sa cellule étaient adéquates. Ils examinent également la possibilité de le réintégrer en toute sécurité dans la population carcérale régulière. Outre leurs recommandations, les DEI sont censés détenir un véritable pouvoir décisionnel.

Ces réformes visaient à assurer que le système correctionnel fédéral respecte les règles constitutionnelles canadiennes et les normes internationales. Des tribunaux en Colombie-Britannique et en Ontario ont en effet jugé que l’isolement préventif violait la Charte canadienne des droits et libertés, car ses conditions équivalaient à l’isolement cellulaire. Ils ont reconnu les effets graves et souvent permanents de l’isolement prolongé sur la santé mentale, ainsi que les comportements problématiques qu’il risque d’engendrer.

Une surveillance sans transparence

Malgré la reconnaissance judiciaire de la nécessité d’une surveillance indépendante, le gouvernement fédéral semble peu enclin à informer le public du travail des décideurs externes indépendants.

Je faisais partie des douze premières personnes nommées. On nous a demandé de ne pas divulguer notre nomination avant une annonce officielle, laquelle n’a jamais eu lieu.

Au bout d’un certain temps, Sécurité publique Canada a publié une page Web offrant un aperçu confus du rôle des DEI. Le ministère n’a jamais rendu public un rapport rédigé en 2023 par les DEI principaux, qui contenait des informations sur leurs activités et les défis rencontrés. La page gouvernementale ne présente ni résumé ni exemple des milliers de décisions rendues. J’ai diffusé un échantillon expurgé de mes décisions à des parties prenantes, mais celui-ci n’apparaît pas sur le site officiel.

Ottawa doit mettre fin à l’isolement punitif des détenus

Les décisions écrites des DEI présentent les critères d’analyse, les lacunes de la législation, le degré de respect des obligations légales par le service correctionnel, la fiabilité des données, les difficultés sur le terrain, les divergences entre les approches décisionnelles, ainsi que les opinions des personnes incarcérées. Si des contraintes liées à la vie privée et à la sécurité en limitent la diffusion, il est tout à fait possible de partager quand même des informations pertinentes de façon responsable.

Même un comité ministériel, chargé officiellement de surveiller la mise en œuvre des réformes, a eu un accès limité aux décisions des DEI. Ce manque de transparence a fait en sorte que les décideurs externes indépendants eux-mêmes n’ont pas eu à rendre des comptes.

Isolement persistant, mais appui discutable pour la surveillance indépendante efficace

Les rapports du comité ont mis en lumière d’importantes lacunes, notamment l’isolement excessif et la surreprésentation des personnes noires, autochtones et souffrant de problèmes de santé mentale aux UIS. Le mandat du comité a pris fin sans être renouvelé.

En janvier, le ministre de la Sécurité publique de l’époque, David McGuinty, a déclaré que la surveillance se poursuivrait via le Bureau de l’enquêteur correctionnel et les DEI. Il a cependant omis de mentionner que le ministre précédent, Dominic LeBlanc, n’avait pas renouvelé certains mandats de DEI à l’automne précédent (y compris le mien). Certains postes étaient alors vacants depuis longtemps, et les DEI surchargés.

La récente nomination de nouveaux DEI constitue un progrès, mais ne résout pas tous les problèmes.

Sécurité publique n’a pas divulgué les critères appliqués pour le renouvellement des mandats. Cela soulève des doutes quant à l’indépendance réelle des DEI et à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Si la surveillance externe vise à contrer la partialité institutionnelle, il serait problématique d’écarter des DEI qui demandent au SCC des preuves ou l’amélioration de ses pratiques — ce serait contraire à l’esprit des réformes de 2019.

Le manque d’indépendance opérationnelle est aussi préoccupant. Les DEI sont rémunérés à titre de sous-traitants du SCC et n’ont aucun budget propre. Ils doivent obtenir l’autorisation du SCC pour se déplacer ou tenir des rencontres, utilisent des courriels hébergés sur le réseau du SCC, et ont comme adjoints administratifs des employés du SCC. La majorité des séances de formation ont été assurées par le SCC, et non par des experts indépendants.

Les DEI restent vulnérables aux ingérences et aux représailles, en raison de la résistance du milieu carcéral à la surveillance externe. Une enquête objective est nécessaire auprès des DEI, actuels et anciens, pour faire la lumière sur leur expérience et pour vérifier si certains ont été écartés pour avoir rendu des décisions défavorables au SCC.

Une loi perfectible

On peut considérer que la loi adoptée en 2019 est trop complexe. Elle contient des incohérences, lacunes et ambiguïtés. Par exemple, elle incite paradoxalement les personnes détenues dans les UIS à s’auto-isoler dans leur cellule afin de déclencher un examen de leur dossier par un DEI. Dans certains cas, elle oblige un DEI à ordonner le retrait d’un détenu de l’unité, même si cela présente un risque pour la sécurité. En imposant des obligations et une surveillance spécifique à des unités désignées par le SCC, la loi crée une incitation perverse à éviter de placer des détenus dans ces unités, alors que l’isolement perdure ailleurs.

La loi ne prévoit aucune obligation de transparence publique ni aucun mécanisme pour faire en sorte que les décisions des DEI soient exécutées. Si le SCC refuse de divulguer des informations à un DEI, ce qui contrevient à la loi, ou ignore une décision exécutoire sans recours judiciaire, aucune sanction n’est prévue. La personne détenue ne dispose d’aucun recours effectif.

Ce sont là des enjeux réels. Une meilleure approche consisterait à traiter les problèmes systémiques de façon holistique, à s’adapter au contexte et à garantir des recours appropriés.

Un examen déjà retardé

Les réformes de 2019 doivent faire l’objet d’un examen, comme prévu par la loi. Pour respecter l’échéance législative, un comité parlementaire aurait déjà dû amorcer un examen approfondi. Or, la loi ne précise pas clairement qui doit prendre cette initiative, et aucune démarche n’a été lancée.

Avec l’arrivée d’un nouveau ministre de la Sécurité publique, Gary Anandasangaree, et le retour du Parlement, le moment est venu pour le gouvernement de faire preuve de leadership et de s’assurer que les objectifs de transformation du système seront atteints.

Réduire l’isolement cellulaire protège la dignité humaine, la santé mentale et les droits constitutionnels des personnes incarcérées. Cela renforce aussi la sécurité publique et favorise la réinsertion sociale. Après tout, la majorité des personnes incarcérées réintégreront un jour la collectivité.

Le système de justice pénale doit véritablement promouvoir l’état de droit ; nos institutions doivent être responsables et respecter les lois. Je me souviens de la déclaration d’un détenu, en état de colère, lors d’un entretien : « Vous savez ce qu’on apprend en dedans? On apprend qu’avec le pouvoir, on peut faire ce qu’on veut ! » Ce n’est pas le message que le système correctionnel — ni aucune institution publique — devrait envoyer.

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Janine Lespérance photo

Janine Lespérance

Janine Lespérance est avocate en droits de la personne. Elle s’intéresse à l’égalité, aux droits des minorités, aux mécanismes de reddition de comptes et à la justice transitionnelle. De 2019 à 2024, elle a agi comme décideuse externe indépendante chargée de la surveillance des unités d’intervention structurée dans les pénitenciers canadiens.

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Janine Lespérance est avocate en droits de la personne. Elle s’intéresse à l’égalité, aux droits des minorités, aux mécanismes de reddition de comptes et à la justice transitionnelle. De 2019 à 2024, elle a agi comme décideuse externe indépendante chargée de la surveillance des unités d’intervention structurée dans les pénitenciers canadiens.

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